Le Carême a commencé le mercredi 22 avril (pour les catholiques et certains protestants). Il commence cinq jours plus tard pour les orthodoxes et ce temps est marqué par un jeûne particulier (tout comme chaque mercredi, chaque vendredi et trois autres temps de Carême dans l’année). Retrouvez quelques réflexions de notre secrétaire général, Ivan Birr, prêtre orthodoxe.
On peut se demander quelle peut être la signification du carême et la portée de cet antique usage de l’Église. C’est principalement un temps de retour à l’essentiel, de conversion intérieure, qui passe en partie par une restriction dans notre alimentation.
C’est au moment où il ressent la faim que le fils prodigue « rentre en lui-même » (Luc 15, 17) et prend enfin conscience de la vanité de son existence et se dirige vers son Père qu’il avait injustement quitté. La conversion n’est possible que dans la mesure où il ressent cette faim, où son être n’est pas distrait par ce qui l’environne et son corps n’est pas alourdi. C’est à ce moment que se ressent la soif d’absolu, la compréhension que l’abondance des biens n’est pas l’ultime raison de notre existence.
Le carême est ainsi un temps de repos et de retenue de nos appétits, il est moyen par lequel nous pouvons mieux distinguer l’essentiel de l’inutile. Le jeûne est une dimension centrale de la conscience et de la piété orthodoxe. Dans son Commentaire de la Genèse Jean Chrysostome rappelle que c’est pour avoir manqué au jeûne et goûté du fruit défendu qu’Adam a chu (In gen. V, 102). Au cœur de notre condition, à la fois fragile et démesurée, est donc l’insatiable désir de posséder plus et le désir de dépasser les limites qui nous ont été assignées.
Le carême prend racine dans les Écritures et a pour modèle le jeûne de quarante jours du Christ dans le désert. Car pour vaincre la tentation, il faut être maître de sa propre nature, montrer que nous ne sommes pas les esclaves de nos appétits ou des appels à la perpétuelle consommation, car « nous ne vivons pas que de pain » (Mat. 4, 4). Le Christ nous enseigne par sa propre vie que nous ne pouvons prêcher le royaume et avancer vers lui sans avoir préalablement acquis cette maîtrise de soi indispensable pour distinguer l’esprit du siècle.
La tradition des Pères du désert a pratiqué cet enseignement de l’Évangile et traduit cette attitude de l’être face aux biens matériels par l’idée de vigilance et de sobriété, en grec (νῆψις) nepsis. Il s’agit de développer une attention particulière de l’âme par laquelle l’être acquiert une claire vision des choses et surtout une compréhension de ce qui est essentiel et de ce qui est inspiré par nos appétits. C’est pourquoi le commandement du Deutéronome (IV, 9) : « Sois attentif à toi-même » tiens une place si importante dans l’œuvre de saint Basile, l’un père du monachisme orthodoxe. Sans une compréhension des motifs qui nous amènent à vouloir sans cesse plus à consommer sans retenu, une authentique conversion reste impossible.
Si ces considérations nous permettent de saisir l’esprit qui anime notre jeûne, il ne faut pas pour autant négliger les préceptes alimentaires qu’indique la tradition. Car ce que nous consommons n’est pas sans importance pour nous et notre prochain.
Durant les quarante jours du carême, qui rappellent les quarante années de la traversée du désert d’Egypte, il est prescrit de ne pas manger de chair animale : ni viande ni poisson. Dans sa pérégrination dans les plaines arides du Sinaï le peuple mené par Moïse se nourrissait de la manne et ce n’est qu’avec réprobation que la Bible évoque le désir du peuple juif de se nourrir de viande (Cf. Ex. XVI, 1, 36). Pour atteindre le royaume, il nous faut nous maîtriser et ne point abuser d’une nature qui s’épuise par nos appétits.
Durant ce temps de recueillement, les produits laitiers et les œufs sont aussi absents des tables. Ces règles tracent un idéal d’abstinence qu’il convient d’appliquer à chacun selon ses forces et surtout en regard de ses propres faiblesses. Il s’agit de se détacher de tout ce qui est superflu et de ne retenir que « l’unique nécessaire » (II Cor. 5, 17). Durant ce temps, le chrétien s’approche de l’idéal monastique dont la table se compose selon les règles anciennes de légumineuses et de végétaux cuits.
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Il convient toutefois de distinguer cette attitude face aux aliments de celle d’un certain manichéisme qui voit dans la consommation de viande un contact indésirable avec une nature périssable et déchue. L’entière création est bonne (Cf. Gn. 1, 31) comme l’affirme le récit de la Genèse, c’est donc pour une raison spirituelle et par respect de l’œuvre divine que le chrétien jeûne et que le moine s’abstient complètement de toute viande.
Saint Ignace Briantchaninov au XIXe siècle répète à maints endroits de son Ascétique qu’une nourriture légère permet de garder une plus grande clarté d’esprit. L’expérience commune montre clairement qu’une trop grande abondance de mets et particulièrement de viande favorise le sommeil et éveille les passions irrationnelles.
Dans cet esprit, Jean de Kronstadt, au début du siècle dernier, rappelle que le jeune est indispensable pour éclaircir notre esprit, aviver nos sens et éveiller notre volonté au bien ; car ces facultés se trouvent engourdies par nos appétits. L’Évangile nous avertit à cette fin de « Prendre garde à nous-mêmes, de crainte que nos cœurs ne s’appesantissent par les excès du manger et du boire, et par les soucis de la vie » (Luc 21, 34). En suivant cette voie, l’homme perd l’image de Dieu et finit par s’attacher aux seuls biens de ce monde, à rechercher en tout la satisfaction de ses seuls désirs (Ma vie en Christ, p. 504).
Le carême nous enseigne que nous ne sommes pas les maîtres despotiques du monde, la création est un don de l’amour divin et que nous devons, par amour envers Dieu et notre prochain, collaborer à cette œuvre. En effet, « Qu’avons-nous, que nous n’ayons reçu ? » (I Cor. 4, 7).
La tradition retrouve ici les grandes préoccupations environnementales, elle apprend à être attentif à ne pas ignorer les dévastations dues à une consommation sans frein. C’est aussi une manière d’apaiser pour un temps la nature. Le théologien Keselopoulos n’enseigne-t-il pas que :
« L’abstinence de certains aliments vise à protéger, même pendant une courte période, des animaux si cruellement dévorés par l’homme. L’esprit de jeûne que nous sommes obligés de préserver aujourd’hui dans notre culture exige de changer le cours de notre relation à la nature, passant d’une prédation assoiffée de sang à cet état de gratitude, qui constitue la marque distinctive de l’Eucharistie » (« The Prophetic Charisma in Pastoral Theology : Asceticism, Fasting and the Ecological Crisis” in Toward Ecology of Transfiguration, NY, 2013 p. 361).
C’est donc une prise de conscience que la création obéit à un rythme que nos appétits ignorent. Un repos est nécessaire pour l’homme comme pour la création, en ce sens il nous faut apprendre à retenir la rapidité du temps et à contempler, dans le silence, l’œuvre de Dieu que les Pères, latins et grecs, considèrent comme la première révélation, le premier livre saint à travers lequel le créateur se manifeste à l’être humain.
Si l’homme a une place centrale dans la création, il doit cette prééminence au don qu’il a reçu, à l’image de Dieu qu’il porte en lui et à la ressemblance vers laquelle il doit tendre (Gn. I, 26). La domination qu’il est donné à l’homme d’exercer sur le règne animal n’est pas une tyrannie, mais se doit d’être, comme le rappelait Kallistos Ware, le fruit de cette empreinte divine. « Nous devons avoir envers les animaux la même compassion et le même amour que Dieu a envers sa création » (« Compassion for Animals in the Orthodox Church », in International Journal of Orthodox Theology 10. 2, 2019, p. 22).
Rendre à Dieu ce qu’il nous offre, est une véritable eucharistie, au sens étymologique de rendre grâce à Dieu. C’est pourquoi ce carême est aussi un temps de joie, rythmé par les dimanches qui rappellent la résurrection du Christ et l’huile qui vient enrichir nos tables, cette « huile d’allégresse » (Heb. I, 8) qui est pour l’apôtre Paul le signe de notre royauté et de « la haine de l’injustice » (Idem). Le jeûne est un enseignement infiniment plus riche que ce qu’il peut nous sembler de prime abord.
Le carême n’est pas une source de tristesse. « L’authentique ascèse, nous dit le Patriarche Bartholomée, est toujours joyeuse, printanière et lumineuse. Elle ne connaît ni dualisme ni division ; elle ne sape ni la vie ni le monde. En ce sens, le jeûne et l’ascèse contiennent une proposition alternative de vie devant le faux paradis promis de l’eudémonisme et du pessimisme nihiliste » (Extrait du Message pour le carême de 2020).
En nous conviant à changer notre regard et tout notre comportement à l’égard de la nature il nous donne la possibilité de rétablir un juste équilibre des choses, d’apprécier à sa juste valeur nos besoins et à sentir, dans le silence de la prière, la douleur qui peut causer notre quête insatiable de consommation et les dévastations qui en résultent.
Le carême est commun à tous, moines, prêtres et fidèles, il est l’expression d’une ascèse qui nous unit et d’une œuvre universelle qui relie l’être humain à son créateur et à l’entière création. Dans son idéal, il est l’image d’une réconciliation avec Dieu et son œuvre à laquelle nous participons. Nous mettons un frein à nos appétits pour mieux nous tourner vers Dieu, nous allégeons notre table par ascèse et aussi par amour du vivant. Le regretté évêque de Pergame, Jean Zizioulas invitait dans cet esprit tous les chrétiens à être les « prêtres de la création », les justes économes du monde (Cf. L’être ecclésial, 1981, p. 179).
P. Ivan Birr
Recettes orthodoxes de Carême : Ici Là Ici aussi Et encore là !
Guide « Joyeuses légumineuses » Recettes végétaliennes Livret du Carême pour la Terre (CUT)
La cuisine du monastère du Mont Athos (en anglais) :
Présentation du Carême orthodoxe par le père Pierre Kazarian, vice-président d’Église verte (jan 2022) :